Surcharge et précarisation des mères qui choisissent la profession universitaire

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Texte d’opinion rédigé par Anne-Renée Gravel, professeure à la TÉLUQ.
Avec la collaboration de Afef Benesaieh, Marie-Ève Bernier et Valéry Psyché, membres du comité de la condition féminine du SPPTU[1]

Surcharge et précarisation : ces mots résument les conditions actuelles des mères qui choisissent la profession universitaire en ces temps de COVID 19. Avons-nous besoin de le rappeler, ce contexte de crise sanitaire a conduit le gouvernement à fermer les garderies et toutes les institutions d’enseignement au Québec de l’école primaire jusqu’à l’université pour une longue période. Les élèves sont en confinement obligatoire à la maison.

Les directions des universités, appuyées par le ministre Roberge (Radio-Canada, 26 mars 2020), demandent à leurs professeur.e.s de mettre rapidement la main à la pâte en développant une offre de formation à distance afin de faciliter la poursuite des apprentissages. Par ces demandes, tant les directions des universités que le ministre Roberge affirment que les enseignant.e.s doivent continuer à enseigner et les étudiant.e.s doivent continuer à étudier. Sauf que désormais tout l’enseignement sera fait à distance. Comme toutes les universités québécoises offrent déjà ce mode d’enseignement, elles n’ont qu’à augmenter la cadence pour en augmenter la quantité, mais pour le reste, c’est business as usual.

Il est vrai que le confinement à la maison permettra de préserver notre santé physique, celle de nos étudiant.e.s et celle de nos proches. Mais qu’en est-il de son impact sur la santé mentale des professeures et sur la carrière universitaire ?

Chez les professeures, tout comme chez les femmes qui travaillent en général, la maternité doit rester cachée de manière à ne pas entraver le travail (Bui-Xuan, 2012, Gatrell, 2013). Pour les professeures qui ont présentement des enfants confinés à la maison et qui n’ont pas le choix de s’en occuper, quel que soit leur âge, la situation actuelle accentue les problèmes d’articulation travail-famille. Il est fort à parier que les professeures qui ont des enfants à charge seront désavantagées contrairement à leurs collègues qui n’en ont pas et qui peuvent conséquemment poursuivre leurs activités dans des conditions plus favorables. Ces collègues sans enfant disposent soudainement du temps libéré par des activités annulées. Elles ou ils peuvent le consacrer à transformer leurs cours en ligne ou à avancer leurs publications. Ces collègues ne sont pas toujours conscient.e.s de l’ampleur des problèmes vécus par leurs consœurs qui assument les responsabilités liées aux soins et à l’éducation des enfants.

Bref, le contexte de pandémie accentue les responsabilités familiales et professionnelles des mères. Rappelons que ce sont encore plus souvent les mères qui assument la grande partie de la charge liée à l’éducation et aux soins des enfants (Rose, 2016). Cette charge supplémentaire ne fait qu’aggraver la surcharge de travail déjà répertoriée chez les professeur.e.s universitaires (Leclerc, Bourassa et Macé, 2017). Les résultats de l’enquête menée au printemps 2018 par une équipe de recherche à l’UQAM[2] indiquent que 75,6 % des professeur.e.s ont le sentiment d’être en retard ou en situation d’urgence continue, et que « les retards, délais, course contre le temps deviennent une véritable bagarre entre soi et la tâche à accomplir »[3] .

Même pour nous, professeures travaillant dans université qui offrent une formation uniquement à distance et donc habituées à concevoir les cours et encadrer les étudiants à distance, la tâche d’enseignement a augmenté, puisqu’il faut adapter les modalités d’évaluation à la nouvelle réalité de confinement généralisé. Nous tentons tant bien que mal d’y faire face, alors que nos enfants n’en peuvent plus de ce confinement et nous exigent de plus en plus d’attention. Bref, nous avançons à un rythme plus lent que nos collègues qui n’ont pas ces responsabilités familiales.

Ce n’est pas une surprise, mais les effets négatifs de cette surcharge sur la carrière des professeures sont largement sous-estimés, car les critères d’évaluation de performance mis en place dans les universités, contiennent des biais de genre défavorisant la carrière des femmes à l’université (Cidlinská, 2019). Les études indiquent que les professeures qui ont des enfants reçoivent plus souvent des évaluations négatives que leurs collègues féminines sans enfant ou leurs collègues masculins avec ou sans enfant, et ce, tant sur le plan de l’enseignement que de la recherche (Doucet, Smith et Durand, 2012; Wagner, Rieger et Voorvelt, 2016). On sait également que les femmes qui optent pour la carrière universitaire accèdent plus difficilement à des emplois stables et que ce phénomène s’accentue lorsqu’elles ont des enfants. De plus, elles reçoivent généralement des salaires plus bas et elles ont moins d’occasions de promotion que leurs collègues féminines sans enfants ou leurs collègues masculins avec ou sans enfant (Doucet et al, 2012). Ce qu’il faut retenir, c’est que le contexte de crise sanitaire pourrait contribuer à la précarisation des conditions de travail des professeures qui doivent conjuguer la vie professionnelle et familiale.

Comme notre collègue Julie Myre-Bisaillon de l’Université de Sherbrooke, nous avons d’abord été sidérées par le l’idée qu’« il faudrait reprendre la vie comme elle était, mais elle n’est plus ce qu’elle était» (La Tribune, 24 mars 2020). Aujourd’hui nous pensons qu’il ne faudrait pas reprendre la vie comme elle était avant. La pandémie qui bouleverse nos vies constitue une occasion de prendre une pause pour réfléchir sur nos conditions de travail. Il est temps de réfléchir sur ce que nos communautés universitaires sont devenues et comment nous aimerions qu’elles soient pour favoriser l’épanouissement personnel, professionnel et social de toutes les professeures et de tous les professeurs, sans exception.

Crédits photo: Un balcon sur la rue de Lorimier, Montréal. Auteur inconnu. Source : Facebook.

Notes
[1]Nous remercions Naomie Léonard, professionnelle de recherche, qui a contribué à enrichir la revue de la littérature pour ce texte.
[2]Henriette Bilodeau, Pascale L. Denis, Geneviève Hervieux et Angelo Soares, professeur.e.s au Département d’organisation et ressources humaines.
[3]C’est-à-dire 246 parmi 328 professeur.e.s ayant répondu au sondage (taux de réponse de 29,8 %, dont 55 % de femmes et 40 % d’hommes). Voir Hervieux, G. (2020). Constats de l’enquête sur la qualité de vie au travail du corps professoral à l’UQAM : un déraillement évitable ? Bulletin de liaison du Syndicat des professeurs et professeures de l’Université du Québec à Montréal, No 310, Janvier 2020

Références

Bui-Xuan, O. (2017). Le congé de maternité des enseignantes-chercheures depuis la circulaire du 30 avril 2012. La revue des Droits de l’Homme, 12, 1-9.

Cidlinská, K. (2019). How not to scare off women: different needs of female early-stage researchers in STEM and SSH fields and the implications for support measures. Higher Education, 78, 365-388.

Doucet, C., Smith, M.R., & C. Durand. (2012). Pay Structure, Female Representation and the Gender Pay Gap among University Professors. Relations industrielles, 67 (1), 51-75.

Gatrell, C (2013). Maternal body work: how women managers and professionals. Negotiate pregnancy and new motherhood at work. Human Relations, 66(5), 621–644.

Hervieux, G. (2020, janvier). Constats de l’enquête sur la qualité de vie au travail du corps professoral à l’UQAM : un déraillement évitable ? Bulletin de liaison du Syndicat des professeurs et professeures de l’Université du Québec à Montréal, 310,

Leclerc, C., Bourassa, B. & C. Macé (2017). Dérives de la recherche et détresse psychologique chez les universitaires. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 19 (2).

Rose, R. (2016). Les femmes et le marché du travail au Québec : portrait statistique (2e édition). Montréal, Canada : Comité consultatif Femmes en développement de la main-d’œuvre. Récupéré du site de L’Office de consultation publique de Montréal :https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P99/5- 20_les_femmes_et_le_marche_du_travail_au_quebec_-_portrait_statistique.pdf

Wagner, N., Rieger, M., & K. Voorvelt. 2016. Gender, ethnicity and teaching evaluations: Evidence from mixed teaching teams. Economics of Education Review, 54, 79-94.